Jean-Michel Yolin   le 17 Février 1999


Intelligence économique Internet et stratégie globale de l'entreprise

Rien de nouveau sous le soleil? :

Marco Polo n’a pas attendu Internet pour ramener les éléments permettant de bâtir une industrie de la soie à Lyon

En sens inverse, nos amis Japonais avec leur Shogo Shosha nous ont fait en la matière une très convaincante démonstration d'Intelligence Economique dès le début de l’ère Meiji.

Mais ce qui change aujourd’hui c’est le développement fulgurant de l’Internet et de l’informatique : il conduit à une explosion des volumes d’informations (plus ou moins ouvertes) à leur décloisonnement...mais surtout

Le monde citait l'exemple du célèbre réseau Echelon capable de traiter, trier, exploiter et dispatcher 2 millions de messages par minute soit trois milliards par jour

Ce qui change aussi ce sont les échelles du temps nécessaire

Commerce électronique, apparition de nouveaux acteurs qui, partis de rien l'espace de quatre ans, dépassent aujourd'hui la capitalisation de grands groupes centenaires (le moteur excite s'est vendu à peu près le même jour plus cher que Volvo et Yahoo! Après absorption de Geocities approche de la valeur boursière de Paribas après sa fusion avec la Société Générale

Cette rupture technologique est à la fois la conséquence et l’outil de la mondialisation: Elle met en communication des écosystèmes socio-économiques, jusque là séparés, en projetant dans le même bassin alligators, crocodiles, requins et piranhas

Dans cette concurrence exacerbée, l’information, la compréhension des marchés, des technologies et du jeu des acteurs, est clairement une des armes stratégiques majeure pour une bataille où tous ne survivront pas.

Des leaders mondiaux comme Lucent ou Nortel qui avaient perdu trois ans pour réaliser l'importance de cette évolution ont dû débourser 28 milliards de dollars pour racheter Ascend et Bays Network afin de rattraper leur retard et les analystes s'interrogent sur Alcatel

A l'ère des réseaux et de l'immatériel c'est la valorisation du capital d'informations qui représente le principal avantage compétitif.

L'intelligence économique : un usage majeur de l'Internet ?

si l’on considère l’ensemble des applications des NTIC dans l’entreprise :

catalogue électronique, vente en ligne, marketing, publicité, mailing et autres promotions commerciales, achats, recrutement, télétravail, intranet, gestion de projet, EDI avec fournisseurs et sous-traitants, communautés virtuelles, télémaintenance, service après-vente, bourses, recherche d'appel d'offres, ventes et achats aux enchères, soft selling, co-engineering, ...

L'intelligence économique stricto sensu telle qu’elle a été définie dans le rapport Martre "recueil traitement et diffusion de l’information utile" représente un volet, important certes, mais modeste par rapport à l’ensemble des autres utilisations d’Internet dans l’entreprise.

Mais la stratégie d'Intelligence Economique de l’entreprise peut-elle se réduire à l’activité de sa cellule d'Intelligence Economique?

Quand on parle intelligence économique on raisonne le plus souvent en se plaçant seulement dans la peau du prédateur, du chasseur d'information "comment trouver l’information pertinente sur mon concurrent ou mes clients?".

Mais nous ne devons jamais oublier que dans la jungle tout chasseur est aussi un gibier.

"Alors direz-vous, la parade est simple, il faut se protéger":

Certes, et nous constaterons ensemble que ceux qui sont les plus curieux sont aussi les plus secrets, et ceci est vrai des entreprises comme des pays. On pourrait appeler cela le principe Aimé JACQUET : "pour gagner, une bonne défense est aussi utile qu’une bonne attaque".

Mais en fait les choses sont beaucoup plus complexes que cela, car, dans le même temps, il vous faut donner de l’entreprise une bonne visibilité et une certaine transparence :

Telle grande entreprise a vu à l'automne dernier son cours chuter de plus de moitié quand les analystes se sont rendu compte que les informations diffusées étaient sinon inexactes, du moins incomplètes

les yeux qui scrutent vos faits et gestes peuvent en effet se classer en deux catégories:

- dans la première le concurrent cherche des informations sur vous pour mieux vous combattre : à l’affût de vos points faibles, il essaye de percer votre stratégie, de détourner vos clients ou de s’approprier vos technologies ;

- dans la seconde le partenaire ou le client potentiel, le futur collaborateur éventuel, l’analyste financier, l’investisseur qui cherche des informations pour éventuellement vous sélectionner, faire affaire avec vous et contribuer ainsi à votre développement.

Vous ne pourrez jamais savoir si les yeux qui vous épient sont ceux de la belle Jeanne ou ceux d’un tigre affamé car tous deux cherchent sur vous, discrètement, le même type d’information.

Pour compliquer encore, rappelons que parfois la belle Jeanne peut devenir une dangereuse tigresse : cela s’appelle la coopétition

On en déduira le principe fondamental de gestion dans ce domaine :

C'est le principe de la minijupe : "vous devez en montrer assez pour attirer l’attention du prospect, mais pas trop, pour cacher ce qui doit l’être".(Là aussi d’ailleurs le recours à des entremetteurs peut se révéler utile.)

Après ce stade d’intérêt mutuel, comme pour d’autres types de rapports humains, il convient de provoquer un contact personnalisé : celui-ci permettra de faire la différence entre Jeanne et le tigre.

C’est ensuite seulement qu’il convient de rentrer dans une phase transactionnelle du processus où l’on ne se dévoile que réciproquement et progressivement après avoir tiré les rideaux : À ce niveau on obtient en général de l’information qu’en en donnant.

Sur un site commercial sérieux, il est rare que le visiteur non identifié puisse avoir accès aux mêmes informations que le distributeur, la maintenance, les sous-traitants, les ingénieurs technico-commerciaux, les clients fidèles. C'est aussi le principe du "Click&Talk" où vous rentrez en communication personnelle avec un interlocuteur quand vous voulez obtenir certaines informations

Si vos activités vous conduisent à avoir des partenaires occasionnels et multiples, (VPC,…) vous avez surtout besoin d’une solide protection contre les virus.

Si elles conduisent à des relations durables (sous-traitance, communautés virtuelles) vous chercherez plutôt à vous mettre à l’abri des regards indiscrets dans la mesure où chacun sait que sur l’Internet détourner un message est un jeu d’enfant (soit dit en passant nous sommes moins doués qu’eux)

D'où la nécessité de maîtriser les techniques de cryptage, signature et de compartimentage de l’information (techniques de VPN: Virtual Private Network)

Christian Huitema directeur scientifique de Bellcore considère que c'est la principale avancée en 1998 aux Etats-Unis

La récente décision de libérer totalement le cryptage est, sur ce point, un progrès considérable qui supprime la situation d'infériorité dans laquelle se trouvaient nos entreprises jusqu'à présent par rapport à leurs concurrentes étrangères

Mais n’oublions pas que dans les abris offerts par nos amis américains pour dissimuler aux regards nos relations intimes, les glaces sont souvent sans tain et accessibles au tenancier : la protection à la vue des indiscrets offerte par le cryptage des messages (tunnelling) ou les matériels de transmission comportent parfois des "trous", cela s’appelle des "back doors" ou des trappes. Ce sont des "erreurs" de programmation qui permettent aux services américains de regarder ce qu’ils veulent : un gouvernement européen en a paraît-il récemment fait la douloureuse expérience.

Donc faites attention, ne vous laissez pas impressionner par les réclames sur la façade : "discrétion assurée". Prenez des logiciels français dont les back doors sont normalement inaccessibles aux services étrangers. Les logiciels libres offrent également une bonne protection dans la mesure où leur code source est accessible et que vous pouvez le compiler vous-même

Une fois ce principe de la minijupe et du dévoilement mutuel posé il suffit d’évoquer le souvenir de Mata Hari pour rappeler que les rapports interentreprises, cocktail de rapports de force et de capacités de séduction, ne relèvent pas tous de la Comtesse de Ségur et que, entre faux partenaires potentiels, désinformation ou chevalier blanc virant au noir, votre vigilance et votre esprit critique doivent rester de rigueur.

Gardons donc à l’esprit qu’une stratégie d'Intelligence Economique peut être

La technique de la minijupe permettant de ne pas se tromper trop souvent de jeu.

Après cette mise en perspective quelques remarques tout de même sur l'Intelligence Economique stricto sensu.

Il me semble qu’il ne faut jamais oublier que l’information est une matière première très semblable aux autres.

Certes, un point fondamental la distingue des fruits et légumes : sa duplication est peu coûteuse et selon les cas cette duplication

Mais pour le reste : Le Service d'Intelligence Economique doit donc être conçu sur le même modèle que les services qui ont la responsabilité d’une ligne de produit. Il doit apporter une réponse aux questions suivantes : le patron ? les hommes de marketing? le bureau d’étude? le DRH ? le directeur financier? le responsable des achats ? la direction plan et stratégie? Les distributeurs et les revendeurs? Les clients de l'entreprise ? analyse des tendances à long terme pour la stratégie? recherche de partenaires ou d'entreprises à racheter ? de la surveillance ? du déclenchement d’alarmes? une base d'information disponible à la demande?

C'est peut-être là le travail le plus difficile mais sans doute aussi le plus fécond car c’est de cette réflexion que peuvent jaillir des idées neuves.

Notons par exemple que le rapport de force entre lessiviers et grandes surfaces s’est inversé le jour où les technologies du data mining ont permis à ces dernières d’être les mieux placées pour connaître les clients et leurs attentes: c'est en réfléchissant aux éléments clés qui permettaient de maîtriser la politique commerciale que s'est avéré la possibilité pour la grande distribution de récolter l'information déterminante et de l'exploiter à son profit.

note de synthèse? étude de marché? revue de presse? Mise en place d'un processus d'alerte? tableau de bord issu du data mining? Base documentaire avec outil de recherche?... comment distribuer le produit : mail?, téléphone? documents écrits? conférences? séminaires? journal interne? intranet? service push permettant une diffusion en fonction d’un profil d’intérêt de l'utilisateur? Celle-ci se fait alors à partir du cahier des charges défini dans les étapes antérieures : il faut s'attacher là aussi à produire ce que l'on a vendu et non à vendre ce que l'on a produit Chacun à son niveau, à l'instar des japonnais doit se sentir investi d'une mission de capteur et de rediffuseur d'information. Les informations "grises" que l'on obtient au détour d'une conversation sont souvent les plus précieuses : elles permettent d'accéder à des détails clef qui ne figurent jamais sur aucun document accessible. IBM a créé une "seconde équipe" focalisée sur cette approche pour connaître les méthodes de vente des concurrents plus que les produits eux-mêmes. Chacun à son niveau, à l'instar des Japonais doit se sentir investi d'une mission de capteur et de rediffuseur d'informations.

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Rappelons l’échec cuisant de la division "Intelligence Economique" du KGB qui a péri étouffée sous les tonnes d’information accumulée par ses 400.000 agents, pourtant d’une indéniable compétence.

En prenant le problème à l’envers (la production avant l’écoute client, l'insuffisance de la mise en forme et de la distribution) elle n’a fait que contribuer à la ruine du pays par son coût exorbitant sans résultat économique tangible.
 
 



Trop d’info tue l’info


 










Pour conclure :

l'Intelligence Economique au sens le plus strict (le service documentation) représente un simple élément parmi d'autres dans une entreprise.

Par contre, dans l'acception large de l'Intelligence Economique:

celle-ci est le cœur même de sa stratégie tout court : tous les membres de l’entreprise, à tous les niveaux doivent se sentir concernés et pour cela ils doivent connaître et partager la stratégie de leur entreprise : comme la qualité c'est autant un problème de culture d'entreprise que de spécialiste.

J’espère que cette note aura su respecter le principe de la minijupe mais en sens inverse : assez court pour retenir votre attention mais assez long pour couvrir l’essentiel.
 
 
 
 

Jmy le 17 février 1999