Jean-Michel                                                                                                                                                                 Paris le mardi 13 août 2002


L'Internet vient-il du froid ?

Une courbe bien connue de tous ceux qui se penchent sur les développements de Internet ne manque pas de nous interpeller
 

Curieusement elle fait apparaître que le classement des pays européens est à peu près celui de leur latitude: le développement de l'Internet est quasiment proportionnel à celle-ci (et ceci est vrai en 2002 comme en 1996)

Cette "curiosité" a amené certains à établir des théories établissant un lien entre l'ensoleillement et la passion des internautes

D'autres, illustrant notre habituel syndrome de supériorité (ce que les Anglo-Saxons appellent la "French arrogance") lâchent : "c'est parce qu'on s'ennuie dans ces pays là... et puis les nuits sont si longues..."

Pour ce qui me concerne, je souhaiterais aujourd'hui creuser avec vous une autre hypothèse essayant d'apporter un embryon d'explication raisonnable à ce phénomène, car il est difficilement imaginable qu'une telle corrélation soit purement le fruit du hasard et n'ait pas de profondes racines culturelles

Essayons donc de voir comment se sont structurées les communautés humaines à travers les contraintes qu'elles ont connues (celles n'adoptant pas l'organisation optimale étant éliminées par les autres au fil des âges)

Comment se sont forgées nos organisations sociales ?

Dans les pays du Sud, les pays latins, la terre était généreuse et, depuis le début de l'agriculture, le principal enjeu pour la tribu était de maîtriser un territoire, de le défendre (et si possible d'en conquérir d'autres) et surtout d'éviter qu'il ne soit morcelé au fil du temps.

Ces contraintes conduisirent à une forme d'organisation où un seigneur avait la possession de la terre et la faisait cultiver par des serfs

La caste noble était constituée par les guerriers qui gardaient les frontières

Le roi concédait des terres aux plus fidèles d'entre eux : en particulier aux barons qui étaient chargés de défendre les frontières du royaume (et il est intéressant de noter que ce terme de "Baron" est encore utilisé de nos jours pour décrire l'organisation de certaines grandes entreprises)

Au fil du temps avec l'apparition du tertiaire, ce système de concessions fut étendu à certains services publics : le roi les constitue en "charges héréditaires" bénéficiant d'un monopole souvent assorti d'une exclusivité territoriale (fermier général, greffier, huissier, commissaire-priseur, agent de change, notaire,... )

Les règles successorales étaient conçues pour éviter le morcellement du patrimoine (philosophie économique illustrée au siècle dernier par Malthus), et pour renforcer la stabilité du système monarchique le roi était divinisé ("monarchie de droit divin") : les empereurs, chers à Jean-Michel Billaut

La relation entre le souverain et ses sujets était celle de la " villa romaine" entre " chef de famille" et les "clients" : "je te protège, tu me sers "

Cette organisation conduit bien naturellement à récompenser davantage la fidélité que la compétence (celle-ci pouvant même être perçue -- à juste titre -- comme un danger pour un monarque fragile)

Dans les pays du Nord, la nature hostile conduisait les tribus à s'organiser en " bandes" de pêcheurs, de chasseurs ou de pirates : ceux que les Romains appelaient "les barbares"

Les conditions de survie imposaient de prendre comme chef, pour chaque expédition, le plus capable

De ce fait il importait que ce chef puisse être facilement changé (car le fils du meilleur n'est pas toujours le meilleur des fils) : il convenait donc de ne pas le diviniser

Se développe alors une forme d'organisation où le chef est le "primus inter pares" : respecté pour ce qu'il est et non pour ce qu'il représente

Il est d'ailleurs symptomatique que dans une histoire encore récente on ait pu constater que certain souverain de pays du Nord se comporte parfois de façon moins royale que certain président de certaines républiques

L'implémentation du christianisme ne peut-elle être par certains côtés considérés comme révélateur de ces différences de la relation entre le chef et ses sujets ?

Dans les pays du sud, la nécessité de conforter les empereurs en place, conduit à une implémentation de type "X. 25 / Minitel" : les souverains (roi et Pape qui se disputent la prééminence), s'appliquent à canaliser l'ensemble de relation entre le ciel et leurs sujets en conservant le droit exclusif d'interprétation des écritures (monarchie de droit divin), et d'absolution des péchés

Dans les pays du Nord c'est une implémentation "IP" : le pasteur est un faciliteur de la relation avec le ciel, il ne se met pas en intermédiaire incontournable

Nous pouvons trouver une illustration de ce phénomène dans le constat, rappelé par le sénateur Trégouet, que l'imprimerie s'est développée un siècle plus tôt chez les "barbare" du Nord que chez les peuples " cultivés" du Sud, car le premier "best-seller" de l'édition, la bible, a été tiré à plus d'un million d'exemplaires :

Dans le sud un seul exemplaire par paroisse suffisait (et il était d'ailleurs peu conseillé de se faire "sa religion" en étudiant directement les sources : il pouvait même s'en suivre pour les téméraires de cuisants retours de flammes (voir l’inquisition)

Une traduction dans les modes de gouvernance des entreprises

Dans la culture "latine", une entreprise, décalque de l'économie agricole, c'est d'abord un patrimoine que l'on accumule pour le transmettre, c'est un pouvoir que l'on défend bec et ongles, quitte à condamner l'entreprise à végéter,

C'est un PDG qui gouverne sans partage, sans contre-pouvoir et en diffusant une information d'une richesse parfois très relative (le cas extrême étant celui des anciennes entreprises nationalisées ou la légitimité du patron était directement issue du sommet de l'état à qui seul il rendait compte)

Chez nos cousins du Nord il s'agit davantage de créer de la valeur, de prendre des parts de marché et de s'enrichir quitte à perdre son pouvoir

Quand Eric Benhamou, patron de 3-Com, déclare à propos des start-up d'Internet "ce qui est important, ce n'est pas de faire des bénéfices, bien au contraire, ce qui est important c'est de gagner de l'argent. Si vous faites des bénéfices, c'est que soit votre idée n'est pas très bonne, soit que vous l'avez gâchée"

Il n'est pas certain que tout le monde a compris le sens de ce propos dans un pays qui considère que la seule richesse acceptable est celle qui provient de l'héritage : le terme lui-même de "nouveaux riches" ne connote pas toujours un grand compliment pour celui qui a acquis sa fortune par ses mérites propres

D'ailleurs dans ces pays les modes de gouvernance et les contre-pouvoirs ne permettraient pas au patron, le voulussent-ils, l'établissement d'une monarchie d'entreprise (et les fonds de pension anglo-saxons qui pallient de plus en plus aujourd'hui la carence de capitaux français dans nos entreprises sont en train douloureusement de faire évoluer, vollens nollens, la situation)

Autre indice caractéristique pour revenir un Internet : quand Ufc-Locabail interroge les entreprises françaises sur leurs motivations pour créer un site Web, elles sont 81 % à donner comme raison principale "pour la notoriété"

Sans surprise, et sans aller jusqu'à l'extrême nord de l'Europe, nos voisins anglais mettent eux en-tête "pour rendre un meilleur service aux clients"

Ceci est corroboré par une autre enquête publiée dans Netsurf : 48 % des budgets Internet sont confiés à des directions de la communication alors que l'on sait que les "Web plaquettes" (même les plus élaborés que certains nomment "Web Zombie trilingues de luxe" ne permettent que de montrer à la face du monde que l'entreprise n'a rien compris à l'Internet et que de plus elle est prétentieuse): "French Arrogance" quand tu nous tiens…

Le monarque de droit divin : un système nécessairement basé sur la méfiance :

Un système où le souverain accumule autant de pouvoirs, qui peut distribuer, car " tel est mon bon plaisir", les prébendes et les sinécures à ceux qui l'ont servi (ou dont on peut espérer acheter la fidélité) a bien entendu tout à craindre de ceux qui envient sa place, non pour changer le système, mais pour devenir " Calife à la place du Calife"

Un tel système ne peut donc être basé que sur la méfiance, sur le secret (et ses services),. Le récent débat sur la cryptographie en est une bonne illustration

L'ancien directeur général d'un très grand organisme scientifique me faisait également remarquer dans un tout autre domaine à quel point notre pratique des marchés publics et les pathologies dont on lui fait le reproche, relevait de cette approche de méfiance institutionnelle

Rétention ou diffusion de l’information ?

Dans les Pays du Nord il est important d’être reconnu par la communauté : cela conduit à diffuser et à publier largement l’information : un des exemples les plus symboliques est LINUX, originaire de Finlande (Linus Torwald) et les milliers de développeurs bénévoles qui en retour bénéficient de la " considération " de leur communauté

A l’inverse dans les Pays du Sud ce qui est important c’est d’être reconnu par le Roi : cette reconnaissance se traduit par l’attribution de grades et de pouvoir hiérarchique (la fonction publique en est l’archétype avec ses innombrables Corps, échelles et échelons) : ceci conduit à un empilement de strates hierarchiques bien au delà des nécessités fonctionnelles.

Le " Chef " n’étant dans bien des cas que peu " créateur de valeur ", la principale façon pour lui de maintenir son pouvoir est la rétention d’information ascendante comme descendante. Il est bien clair qu’internet, outil à court-circuiter et à créer des flux d’information transversaux, dynamiteur donc de pyramides hierarchiques, ne peux que conduire à de fortes crispations allant parfois jusqu’au vérouillage total

Conséquences sur le développement des usages d’Internet

Pour revenir l'Internet, gardons à l’esprit que l’Administration des Postes, créée par Louis XI, fut un des premiers services publics ayant un privilège du monopole

Ce n’était point, bien évidemment, pour assurer un meilleur service à ses sujets, ni pour plaire à un puissant syndicat, mais parce qu’il considérait que deux sujets échangeant des informations sans qu’il en sache, c’était déjà un complot en puissance et une menace pour son trône

Pour assurer la sécurité du Roi le centre nerveux de cette administration était le Cabinet noir (qui changea de nom, au fil des régimes et des moyens techniques, mais sans perdre ses fonctionnalités)

Pour les mêmes raisons le cryptage était sévèrement réglementé. L’ancêtre des Télécoms qui était à l’époque les pigeons voyageurs étaient classés "arme de guerre" (jusqu’il y a 3 ans) et dûment surveillés par la Maréchaussée.

Quant à la révolution française, quels que soient les nobles principes qui l'avaient inspirée, a-t-elle profondément changé cette situation ? À quelques changements de têtes et de vocabulaire près, le roi et sa cour n'y ont-ils pas survécu ? : aux barons ont succédé les barons d'Empire et peut-on affirmer même au XXe siècle prébendes et sinécures baronnies et petits marquis ont complètement disparu ?

D'ailleurs ma formation scientifique n'oblige à rappeler qu'en géométrie, une révolution cela fait 360 degrés, et qu'elle ramène donc mécaniquement au point de départ après une perte d'énergie due aux frottements : seule une évolution est importante, mais oh! combien plus angoissante car on ne peut savoir où elle va vous conduire

C'est sans doute ce qui amène les peuples profondément conservateurs à l'amour des révolutions, exutoires œdipiens violents permettant d'évacuer les excès d'humeur accumulée par l'organisme, (avec un peu de sang, comme les saignées des médecins de Molière) et qui après cela permettent de repartir, avec un autre détenteur du trône mais sans rien changer sur le fond (en ce sens on peut dire que la signature du traité de Maastricht est infiniment plus porteuse de changements que toutes les révolutions qui ont ensanglanté notre Pays)

La génétique des Organisations laisse forcément des traces...

Le téléphone, fut un moyen de communication longtemps considéré comme un luxe frivole et non comme un outil de travail : en 1970 quand j’ai débuté ma carrière dans une ville du Nord, une secrétaire était chargée de tenter d’établir la liaison avec la ville voisine... c’était l’époque où l’on avait coutume de dire que la moitié de la France attendait le téléphone et l’autre la tonalité.

De ce fait il était davantage considéré comme une ressource budgétaire pour l’Etat plutôt qu’un service pour le consommateur

Il relevait d'un budget annexe de l’Etat à l’instar des tabacs et allumettes. Cette ressource budgétaire a permit de financer notamment le plan calcul et notre politique spatiale (budget annexe des PTT).

D’ailleurs il est symptomatique de noter que le Français payait une "taxe téléphonique" et non une "communication téléphonique".

Les ingénieurs des Télécoms s’en arrachaient les cheveux en constatant les retards d’investissements par rapport à nos voisins qu’entraînait une telle ponction.

Ceci conduit en 1970 à un dramatique retard sur tous les autres pays européens,

En 1978 choix de l’option Minitel contre la norme de l’Internet malgré les efforts de Louis POUZIN qui avait inventé les "datagrammes", repris par Vinton Cerf pour définir une des bases de la norme de l’Internet (TCP/IP) : son aspect non hiérarchique, "incontrôlable" le fit mettre hors la loi pendant 16 ans ! (voir article de Robert Mahl, Annales des Mines octobre/novembre 1996).

En 1980 ce retard se retrouve (avec toujours une guerre de retard) sur le téléphone mobile analogique avec des prix totalement dissuasifs (60.000 F !), des délais de six mois et une qualité très moyenne (Radiocom 2000).

En 1990 c’est sur les portables qu’on le retrouve: ceux-ci sont confinés par leur prix à un usage professionnel et ils n’ont pu véritablement décoller qu’avec la fin du monopole.

En 1995 encore, un chargé de mission d’un Poste d’Expansion Economique aux Etats-Unis a été sanctionné pour avoir développé le site Web de notre ambassade, trahissant ainsi la cause sacrée du Minitel !…

Une invitation à agir

Les habitants de nos pays latins ne sont clairement ni moins intelligents, ni moins cultivés, ni plus paresseux que ceux du Nord : l'histoire de l'art, des sciences et de l'industrie en se sont une convaincante illustration

Le problème auquel nous sommes confrontés est que, tant la structuration de nos organisations collectives, que les valeurs dont nous sommes porteurs, héritages de dizaines de siècle d'histoire, sont le résultat de l'optimisation d'une économie agricole organisé autour de la maîtrise des territoires

Or le monde dans lequel nous sommes brutalement plongés avec la création de l'Europe et la mondialisation de l'économie est pour une large porteur d'une autre tradition qui à l'heure où l'immatériel devient la principale richesse, paraît par certains côtés être mieux adaptée que la notre

Dans un monde extrêmement mobile ou aucune situation n'est jamais acquise, on peut espérer que ce que nous appelons modestement "le génie français" nous permettra de rebondir et de rattraper les meilleurs en valorisant ce qui reste des atouts mais en acceptant une remise en cause profonde dans bien des domaines (et au premier chef pour la formation de nos cadres) :

On ne demande qu'à croire à l'argument trop souvent entendu "nous étions en retard pour les portables, nous sommes maintenant parmi les premiers, ce sera la même chose avec l'Internet", mais prend-t-il en compte que cette fois ci il ne s'agit pas d'une simple "révolution technologique" ?

En tout état de cause on peut penser que cette contre-offensive passe par une lucide analyse : ce petit essai se veut y être une modeste contribution en m'excusant encore une fois des inévitables caricatures d'une réalité heureusement plus nuancée

Une dernière courbe pour conclure : les pays y sont classés dans le même ordre que dans la courbe qui nous a servi d'introduction je ne me permettrais évidemment pas d'y apporter quelque commentaire que ce soit
 

Jean-Michel Deux
 
 

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